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Ah ! Ernesto, Marguerite Duras, conte moderne

 

Article

Ernesto, jeune garçon à l’esprit vif et plein de ressources, ne veut pas aller à l’école. Sa raison, il en fait un crédo : « On m’y apprend des choses que je ne sais pas ». Ah ! Ernesto est le seul ouvrage que Marguerite Duras a adressé aux enfants, un conte plein de tendresse et d’espoir dont nous vous proposons de découvrir l’histoire.

Récit initiatique et histoire contemporaine

 

Ah ! Ernesto est un conte moderne un brin subversif (à la Prévert). Il est le seul texte écrit par Marguerite Duras à destination des enfants. Commencé en 1968, elle a mis un soin particulier à l’écrire. Il parait en 1971. Ce conte est une invitation à prendre les chemins de la connaissance en toute liberté, « à se servir de soi-même », nous dit Duras.

Placé sous le point de vue d’un enfant et écrit à destination des enfants, ce texte raconte le quotidien d’une famille d’immigrés installés en France. Il y a Emilio, un italien, son épouse russe Ginetta, et leurs sept enfants, dont Ernesto. Ernesto est un enfant espiègle doté de grandes capacités intellectuelles ainsi que d'un sens aigu de l’observation. Alors que l’ensemble de la famille est invisible au sein de la banlieue pauvre qu’elle habite, Vitry, Ernesto découvre la vie au sens large. Il a un avis sur tout, il sait tout, il peut tout expliquer, surtout lorsqu’il s’agit de philosophie, de métaphysique ou de religion. Ses connaissances lui permettent de refuser d’aller à l’école sous le prétexte que ce que l’on y apprend est faux ou imprécis. Lorsqu’il accepte de s’y rendre il progresse rapidement. Ces résultats vont lui permettre de s’extraire de sa condition, de ses parents alcooliques, de son environnement pauvre. Il deviendra professeur de Mathématiques.

L’échange entre Ernesto et son maître est assez surréaliste. Le maître tente de comprendre cet enfant borné, qui refuse son savoir, mais il insiste, tente de le découvrir, de creuser la nature profonde de l’enfant. Ce dernier s’amuse, s’oppose, refuse de s’instruire. La phrase principale du livre, celle qui déclenche toute l’histoire, est sans conteste la réponse d’Ernesto à sa mère lorsque celle-ci lui demande pourquoi il refuse de retourner à l’école. « À l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas. » Étonnant de la part d’un enfant, mais c’est le point de départ de longues conversations entre adultes sur la nécessité de s’instruire, de progresser dans la vie. Et lorsque les parents demandent au maître si un jour il saura lire, ils reçoivent pour réponse un « Oui » généreux, « Par la force des choses ».

Ce livre a une histoire qui n’est pas commune.

Il ne s’agissait initialement que d’un court texte qui a servi de support à un film de Jean-Marie STRAUB et Danièle HUILLET, un court métrage n’ayant pas eu l’approbation de l’auteure avant sa réalisation. En 1982, Marguerite Duras décida de le reprendre en y ajoutant des souvenirs qu’elle faisait dire à Ernesto, puis lui changea son nom, le passant successivement de « Les enfants d’Israël » à « Les enfants du roi ». Ce nouveau texte fut le point de départ d’un nouveau film, réalisé en 1985 par l’auteure, film qui resta confidentiel et dont la paternité du scénario fut tellement contestée qu’un jugement du tribunal finit par en interdire l’exploitation.

À ce stade, Marguerite Duras avait l’impression d’avoir abandonné ses personnages. Ce sentiment de frustration était d’autant plus important qu’elle avait tourné le film à Vitry, lieu où se déroule l’action du livre, ce qui la rapprochait de ses personnages littéraires. Souhaitant populariser la détresse des laissés-pour-compte de Vitry, elle s’attela à la réécriture d’une version définitive du livre qui aboutit à la publication du roman de 150 pages en 1990. Initialement le titre était « Les ciels d’orage, la pluie d’été » mais elle préféra « Ah ! Ernesto ».

Bien qu’écrit en français, ce livre contient de grande portion d’espagnol, de portugais et même quelques mots n’existant pas, mais qui devraient exister, selon elle. Ce mélange de langue est à l’image de Vitry, que l’auteure voyait comme la pire des banlieues parisiennes, sales, pauvres, mal conçue. Elle s’y est rendue une bonne quinzaine de fois et à chaque fois, elle s’y est perdue (dixit Marguerite Duras). Dans sa forme, il est écrit sous l’angle de vision d’un enfant, et en ça on y retrouve une ambiance de Lewis Caroll. C’est un roman comique malgré la gravité du sujet, où plutôt il contient des éléments du domaine de l’amusement, de la légèreté. C’est assez inhabituel chez Marguerite Duras.

« La folie d’Ernesto, dans un monde entièrement assujetti à la logique du consensus, réside dans cette liberté débordante, excessive, révolutionnaire dont il voudrait disposer. Dans son refus de toute valeur préétablie, dans sa volonté de détruire et de saboter le savoir – dans son cas le savoir scolaire – pour retrouver en lui l’innocence universelle. » Marguerite Duras

 

Cet article fait suite au spectacle Ah ! Ernesto, créé en 2015 au Théâtre de la Tête Noire et accueilli par la suite au Théâtre Massalia.